Pourquoi le facteur humain est-il encore un point aveugle dans les transformations ?
Quand elle est arrivée chez Forvis Mazars Canada, après la pandémie, la mission d’Annie Chaumont était claire : bâtir le département Talent & Culture pour soutenir une organisation déjà en forte expansion. Forte d’expériences variées, elle a rapidement su relier les opérations courantes aux grandes orientations stratégiques. Ce qui l’a pourtant marquée, c’est qu’« en période de transformation, qu’il s’agisse d’un virage numérique, d’une acquisition ou d’un projet d’envergure, l’attention des dirigeants se porte souvent sur les structures, les outils et les processus, mais trop souvent au détriment de l’humain. » Elle précise que « les changements ne sont jamais uniquement techniques ou opérationnels ». Ils viennent toucher les identités professionnelles, les croyances, et modifient les dynamiques de travail, ce qui peut être difficile à traverser pour les équipes.
Qu’est-ce qui amène à s’intéresser autant à la relation entre performance et humain, au-delà des chiffres ?
Tout au long de sa carrière, Annie dit avoir « vu des leaders hyper brillants, des gens phénoménaux, s’épuiser. J’ai vu des projets échouer lamentablement faute d’adhésion. Et même des entreprises se dénaturer en voulant croître trop rapidement. Sans ancrage humain, la performance est forcément instable. » Ce constat est devenu un fil rouge, au point de la mener à entamer un doctorat sur les tensions identitaires vécues par les dirigeants et sur l’impact de la culture organisationnelle sur la santé, l’engagement et la performance. « Valoriser la rigueur, la rentabilité et la croissance, c’est fondamental, mais il faut le faire en tenant compte profondément de l’humain. Sinon, ça finit toujours par craquer quelque part », dit-elle.
Quels sont les principaux angles morts des organisations en transformation ?
Trois angles morts reviennent sans cesse. D’abord, la tendance à « sous-estimer l’impact humain », alors qu’une transformation bouscule toujours les habitudes et la sécurité psychologique des équipes.
Le deuxième écueil, c’est d’ignorer la culture. Annie l’illustre ainsi : « Il est facile de dire qu’on veut collaborer, mais on n’achète pas un livre de collaboration chez Bulk Barn. La culture, c’est un levier stratégique invisible. Elle se traduit par des comportements visibles et partagés au quotidien. Ces comportements attendus doivent être définis pour maximiser les chances de succès d’une transformation. »
Enfin, le troisième angle mort, trop souvent ignoré, est de ne pas anticiper les enjeux de relève, à tous les niveaux de l’organisation. « Former une relève peut représenter un investissement important, mais ne pas le faire coûte encore plus cher. Quand des personnes clés, qu’elles soient gestionnaires, expertes ou détentrices d’un savoir critique, quittent sans transmission, c’est toute l’organisation qui s’en trouve fragilisée. »
Que se passe-t-il concrètement quand on néglige ces aspects ?
Lorsqu’on oublie ces réalités, « un écart se crée entre les décisions stratégiques et la capacité réelle de l’organisation à les porter. Et cet écart peut coûter très cher », souligne-t-elle. Annie cite d’ailleurs un article de Forbes sur une étude de McKinsey qui révèle que « 70% des transformations échouent à cause de la résistance culturelle et du manque d’engagement des équipes. » « C’est énorme. Ça montre à quel point il faut clarifier les cibles, apporter de la transparence, impliquer les employés, créer un sentiment d’adhésion. Sans ça, on n’a pas la capacité collective de livrer. »
Quelle place accorder à la cohérence entre les valeurs affichées et ce qui est réellement vécu ?
Pour elle, la question de la cohérence est absolument centrale. « Quand il y a trop d’écart entre les valeurs affichées et la réalité quotidienne, ça génère du cynisme, une forme de déconnexion. Les employés finissent par se désengager. »
Elle partage des expériences contrastées : « Dans un de mes anciens milieux, chaque leader incarnait réellement une valeur, et cela se reflétait jusque dans les façons de collaborer au quotidien. À l’inverse, dans un autre environnement, les valeurs se limitaient à des affiches accrochées au mur du bureau des ressources humaines, sans aucun écho dans les pratiques de gestion. »
Chez Forvis Mazars Canada, cet exercice de définition des valeurs s’inscrit dans le plan stratégique 2024-2028 et est toujours en cours. « Nous avons choisi de prendre le temps de bien les incarner avant de les afficher. Pour moi, l’essentiel, c’est qu’elles vivent d’abord dans nos comportements, dans nos décisions et notre manière d’interagir. L’affichage viendra ensuite, en cohérence avec ce que nous sommes réellement. »
Est-il possible pour un client ou un partenaire de percevoir cette cohérence ?
« Absolument », affirme-t-elle. Cette cohérence se reflète dans la qualité des interactions, la fluidité de la collaboration et la posture adoptée face aux irritants. « Nos clients et partenaires sentent rapidement s’ils ont affaire à une organisation alignée : dans notre manière d’écouter, de réagir, de livrer. Ce sont des détails, mais ils ne mentent pas. Une culture forte transparaît, même sans être nommée. »
Bienveillance et exigence ne sont-elles pas deux notions contradictoires ?
Pour Annie, c’est tout le contraire : « La bienveillance est même une condition durable de la performance. Un leader peut porter une vision ambitieuse tout en créant un espace où les gens se sentent respectés, soutenus et responsabilisés. »
Elle décrit cela comme un équilibre délicat : « C’est une danse entre la réalité humaine et celle de l’organisation. Quand un employé a un enjeu personnel, on peut le reconnaître et trouver des accommodements. Mais on ouvre aussi la discussion : quel est ton engagement en retour ? Comment l’équipe va s’organiser pour continuer à avancer ? C’est ainsi qu’on bâtit un climat où l’exigence peut s’exprimer de façon saine. »
Quelle grande transformation pointe à l’horizon pour les organisations ?
Elle voit la prochaine révolution comme une remise en question en profondeur de nos repères : « Les organisations devront composer avec des vérités multiples, des identités variées, des attentes parfois contradictoires. Avec l’IA, les nouvelles générations, la montée des enjeux éthiques, la complexité devient la norme. La capacité d’intégrer cette complexité, de naviguer dans des univers où tout n’est pas linéaire, c’est ça le cœur du leadership de demain. »
Si tu avais un seul message à adresser aux dirigeants, lequel serait-il ?
« Ne jamais sous-estimer le poids de l’humain dans la stratégie. Jamais. Même derrière les systèmes les plus sophistiqués, il y a des humains. La cohérence humaine doit venir soutenir les processus et les indicateurs ; sinon, tout le reste devient fragile. »