Quand la fraude vient de l’intérieur : intervenir vite, calmement et méthodiquement

Les fraudes internes ne se présentent presque jamais comme des cyberattaques sophistiquées. Elles naissent plus souvent d’une confiance aveugle, de contrôles défaillants et de gestes répétitifs qui passent sous le radar. Juricomptable, Denis Hamel, CPA, CPA•EJC, PAIR, SAI, CFF, CFE, explique comment intervenir quand le doute s’installe, quoi attendre d’une enquête financière et pourquoi la collaboration avec les avocats et la haute direction fait toute la différence.

On appelle (presque) toujours trop tard

« En général, on nous appelle quand ça s’est déjà produit, pas en prévention », explique Denis Hamel. L’alerte vient souvent d’une banque qui signale un virement douteux vers une société liée à un employé, ou d’un détail banal, une absence, un remplacement, qui fait remonter des incohérences. La première étape consiste alors à « passer en mode urgence, faire appel à un avocat et à un expert en juricomptabilité puis, couper les accès bancaires et informatiques, suspendre au besoin la personne visée et sécuriser l’information ». Ce protocole vise à empêcher d’autres dommages et à préserver la preuve avant toute fouille systématique.

Des fraudes très analogiques

Contrairement à l’imaginaire collectif, la plupart des dossiers relèvent du très concret : chèques, signatures imitables, fournisseurs fictifs, comptes de dépenses gonflés. « Les nouvelles arnaques high-tech font parler, mais le gros du terrain reste très humain, très papier », résume Denis Hamel. Même certaines fonctions bancaires peuvent être détournées : « On a vu des chèques de paie de 2018 redéposés en 2020 ou 2021 via dépôt mobile, sans alerte. Les systèmes de détection des banques sont conçus pour traiter du volume, pas pour attraper toutes les anomalies. »

L’objectif : arrêter l’hémorragie et récupérer

Dans la plupart des cas, le but immédiat est d’arrêter la situation, de chiffrer les pertes et de récupérer des sommes, pas nécessairement d’aller à la police. « Judiciariser rend public, et pour certaines organisations, l’impact sur la marque peut coûter plus cher que la fraude elle-même », souligne Denis Hamel. Lorsque le dossier va tout de même au criminel, « le rapport juricomptable sert de base à l’enquête policière ».

"En traitant les gens correctement, on obtient souvent des admissions complètes, parfois au-delà de ce qu'on avait documenté", confie Denis Hamel

Audit interne, RH, juricomptabilité : qui fait quoi

Chaque acteur a son rôle. « L’audit interne s’assure que les contrôles existent et que les dollars sont bien dépensés, la recherche active de fraude ce n’est pas son mandat premier », précise Denis Hamel. Les équipes RH et les enquêteurs en milieu de travail interviennent davantage pour les enjeux de conduite et « nous appellent lorsqu’apparaissent corruption ou détournement ». Le juricomptable, lui, « quantifie le préjudice, documente les mécanismes et construit un dossier probant permettant un congédiement avec cause, une réclamation ou une judiciarisation ». Son regard externe « ajoute de la crédibilité » lorsque la direction ou le conseil d’administration (« CA ») doit trancher.

Gouvernance : là où tout commence et se dérègle

Les excès de comptes de dépenses en organismes publics, parapublics ou OBNL surviennent surtout quand les règles sont floues. « Faute de politiques claires, cadeaux, classes de voyage, repas, ce qui est toléré devient la norme, puis l’abus. Sans règles écrites et appliquées, l’élastique finit toujours par se tirer jusqu’à casser », avertit Denis Hamel. Dans le privé, même logique : CA complaisant, séparation des tâches déficiente, pouvoirs bancaires mal encadrés. « La vigilance doit être continue. Chasser le naturel, il revient au galop. »

Comment on chiffre une fraude

Ici, pas d’échantillonnage. « Nous, on regarde tout. Si on pense qu’il y a fraude, il n’y a pas de seuil de matérialité : on veut savoir au sous près combien de chèques ont été encaissés et combien de virements ont été faits, et on attache chaque pièce au rapport », explique Denis Hamel. Cette rigueur sert autant à négocier une sortie que porter plainte si nécessaire.

Avec qui on travaille et quand appeler

« Dans 95 % des dossiers, le mandat vient d’avocats, litige, droit du travail, matrimonial », précise-t-il. La juricomptabilité intervient aussi en divorces et en litiges entre actionnaires. Le meilleur moment pour appeler ? « Dès le doute. Une analyse de vulnérabilité ferme des portes avant qu’un incident ne survienne et coûte toujours moins cher qu’une crise. »

Les erreurs à éviter

Erreur classique : gérer « maison » pour économiser. « On perd de la preuve, on brûle des pistes de recouvrement et on confronte seul la personne visée, qui se referme, ou l’incite à nettoyer derrière », avertit Denis Hamel. Autres faux pas : tarder à couper les accès et oublier d’aviser l’assureur. « Plusieurs polices couvrent les frais professionnels d’enquête, encore faut-il les prévenir. »

DSC_5461-6x8-HR.jpg

"Dans 95% des dossiers, le mandat vient d'avocats, litige, droit du travail ou matrimonial", mentionne Denis Hamel.

La méthode qui fonctionne : l’équipe serrée

La recette gagnante marie direction ou CA pour piloter, avocats pour cadrer et juricomptables pour chiffrer et documenter. « Bien accompagnés, on avance par étapes claires avec des comptes rendus réguliers. On sait quand pousser et quand s’arrêter. »

Une approche ferme et humaine

Même avec la personne mise en cause, l’entrevue se mène sans intimidation. « Je ne suis pas là pour faire peur, mais pour établir les faits. En traitant les gens correctement, on obtient souvent des admissions plus complètes, parfois au-delà de ce qu’on avait documenté », confie Denis Hamel. Cette bienveillance professionnelle n’excuse rien, mais « accélère la vérité, la négociation et, au besoin, la judiciarisation ».

Encadré : 10 réflexes anti-crise à afficher près du CFO

  1. Couper immédiatement tous les accès (banque, ERP, cartes)
  2. Suspendre la personne visée et protéger l’information
  3. Prévenir l’assureur (vérifier la couverture des frais professionnels)
  4. Geler les supports (courriels, journaux, sauvegardes)
  5. Centraliser les communications (porte-parole unique)
  6. Ne pas confronter seul, impliquer avocats et juricomptables
  7. Documenter au sou près (transactions, pièces, chaîne de possession)
  8. Revoir les contrôles internes et la séparation des tâches
  9. Clarifier les politiques de dépenses, cadeaux, voyages et les appliquer
  10. Planifier l’après : recouvrement, mesures disciplinaires, prévention

Plus d’infos ?