
« Matisse et Marguerite. Le regard d’un père » : Matisse, peintre et père résolument moderne
Henri Matisse, chef de file du fauvisme, célébré pour son génie artistique, est l’un des artistes du XXe siècle dont l’œuvre singulière est l’une des plus documentées au monde. Pourtant, un aspect méconnu de sa vie est sa relation profonde et exceptionnelle avec sa fille Marguerite, qui ne cessa d’accompagner et de soutenir son œuvre. L'exposition « Matisse et Marguerite. Le regard d’un père », qui se tiendra au Musée d'Art Moderne de Paris du 4 avril au 24 août 2025, offre une perspective inédite sur cette relation. Celle-ci, remarquablement moderne pour l'époque, met en lumière un Matisse attentionné, protecteur et profondément attaché à sa fille.
La correspondance entre Matisse et sa fille Marguerite dévoile une relation à plusieurs niveaux, Marguerite étant peut-être la personne la plus proche du travail de son père. Dès son enfance, elle est présente dans son atelier, observant son travail et participant activement à ses projets. Plus tard, Matisse la chargera même d’établir le catalogue raisonné de ses œuvres. Si Matisse est un père très exigeant envers sa fille, leurs échanges révèlent également le profond respect mutuel qu’ils se portent : « Il y a la relation d’un père – très soucieux de la santé, de l’équilibre de sa fille, très protecteur – et d’une fille qui admire son père mais qui aimerait aussi exister à part entière. C’est complexe mais très émouvant et moderne. Il y a entre eux une véritable liberté de parole » (Isabelle Monod-Fontaine, conservatrice générale du patrimoine honoraire et co-commissaire de l’exposition). Leurs échanges portent également sur le travail même du peintre, abordant des sujets variés tels que les conditions météorologiques ou le corps qui souffre : « Tout le soubassement de l’art de Matisse est perceptible et avec une compréhension très fine de ces forces vitales dont on a besoin pour créer une œuvre, et qui sont évoquées de façon à la fois pudique et complètement réaliste » (Hélène de Talhouët, docteure en histoire de l’art contemporain, enseignante-chercheuse et co-commissaire de l’exposition).
Matisse et Marguerite se ressemblent par plusieurs aspects et en sont conscients. Matisse reconnaît une partie de lui-même dans sa fille et cela se ressent dans ses lettres : « Quand il lui donne des conseils, on a l’impression qu’il se parle à lui-même ou en tout cas que ce sont des conseils déjà éprouvés sur lui-même » (Charlotte Barat-Mabille, commissaire d’exposition au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris). Pour Matisse, sa fille n’est pas un modèle comme les autres. C’est un modèle qui lui est très cher et qui semble avoir eu une véritable influence sur l’évolution de sa peinture : « Certains des portraits de Marguerite sont comme des jalons dans l’œuvre de Matisse. Parce que c’était elle, il a pu se permettre de s’aventurer plus loin qu’il n’aurait pu le faire avec un autre modèle qui lui aurait simplement commandé son portrait » (Charlotte Barat-Mabille).
Dans l’œuvre picturale de Matisse, l’image de Marguerite évolue au fil des années. Au début, les portraits sont très focalisés sur son visage. Ensuite, elle est représentée d’un peu plus loin, ses traits sont moins précisés : ce ne sont plus tout à fait des portraits. Marguerite est là, mais comme une figurante intégrée à un décor. Si elle est auparavant représentée comme une petite fille, son intérêt pour la mode devient plus apparent lorsqu’elle devient une jeune femme : dans les années 1918-1919, Matisse réalise notamment toute une série où elle porte des chapeaux.
Autre élément majeur dans les portraits de Marguerite : le ruban qu’elle porte autour du cou. Très jeune, à l’âge de 6 ou 7 ans, Marguerite subit une première trachéotomie, une opération lourde pour l’époque. Jusqu’aux années 1920, Marguerite cherche tous les moyens pour dissimuler et protéger sa cicatrice : ruban, foulard ou col montant. Cela domine complètement son enfance et son adolescence, mais dans la peinture de Matisse, ce ruban est magnifié, il devient beau et s’impose comme un véritable accessoire. Quelques années après, Marguerite est enfin libérée de ce fardeau et cela apparaît également dans les portraits que Matisse réalise à ce moment-là : « Dans l’un des premiers tableaux où Matisse la représente sans son ruban, elle est endormie, allongée, à Etretat et on dirait presque que le tableau est centré sur sa gorge ». Chevelure lâchée, visage apaisé, Matisse représente Marguerite endormie, avec une grande sérénité. Au début des années 1920 se produit une véritable rupture dans la représentation de Marguerite, coïncidant avec le moment où Matisse se détourne de la pratique du portrait peint en général.
Puis, en 1924, Marguerite se marie et va disparaître momentanément des œuvres de son père, sans que cela n’entache pour autant leur relation puisque leur correspondance perdure. En janvier 1944, Marguerite s’engage dans la Résistance et devient agent de liaison pour les francs-tireurs et partisans. Arrêtée à Rennes, elle sera emprisonnée et torturée. Elle réussira finalement à s’évader du train qui la conduisait en Allemagne. Quelques temps après, en 1945, Marguerite retrouve son père à Vence. Ils passent deux semaines ensemble pendant lesquelles elle va lui raconter tout ce qu’elle a vécu. Pour Matisse, qui n’avait rien su de l’engagement dans la Résistance de sa fille, ni des conditions de sa captivité, c’est un choc. Il est bouleversé et va alors réaliser quelques derniers portraits d’elle, dont toute une série, extrêmement poignante, de dessins et de lithographies.
Cette exposition permettra de revisiter l’œuvre de Matisse sous un angle inédit et très personnel : « On sait que c’est un génie. Il a une intelligence absolument brillante et on découvre un humaniste. » (Hélène de Talhouët). A travers ces œuvres apparaissent des aspects méconnus de la personnalité de Matisse : un père présent, conscient, et profondément attentionné, qui dialoguait quotidiennement avec sa fille. Un père résolument moderne.
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