
La donnée, game changer de l’industrie du conseil
En France, les industries du conseil et de l’audit sont en transformation et envisagent leur avenir sereinement grâce à leur capacité à intégrer les avancées technologiques, et plus particulièrement dans le traitement des grandes masses de données. Aujourd’hui, les data ne se contentent plus de soutenir les process : elles en redéfinissent les contours. Des analyses plus fines aux recommandations plus ciblées, la donnée change les règles du jeu de l’industrie du conseil. Mais au cœur de cette révolution, une question persiste : quelle place reste-t-il à l'humain ? Comment les professionnels du secteur peuvent-ils s’adapter à l’essor de l’intelligence artificielle ? Selon Laurent Inard, Associé, en charge de la R&D et des sujets Data & IA chez Forvis Mazars en France, nous sommes avant tout des « animaux sociaux ». La technologie peut optimiser le business, mais elle ne remplacera pas ce qui fait la spécificité des relations entre êtres humains.
L’intégration du Big Data dans les métiers du conseil et de l’audit renforce la capacité à analyser et à détecter. Mais l’usage de ces données préserve-t-il le rôle essentiel de l’auditeur dans l’interprétation des données ?
Tout d’abord, de quelles données parle-t-on ? Si nos métiers présentent des invariants, d’autres informations très pertinentes sortent du cadre habituel : notre rôle consiste avant tout à poser les bonnes questions afin de débusquer ces informations additionnelles souvent cruciales. Mais au-delà de la collecte, l’analyse requiert également un sens critique affûté. Notamment, les automatisations présentent des limites liées (i) aux informations obtenues, par exemple des données manquantes ou une profondeur temporelle insuffisante : l’humain est pour l’instant plus agile et « malin » face à un univers de données incomplet, ou (ii) à la granularité requise, par exemple du fait de spécificités intra-sectorielles fines au niveau du sous-secteur du sous-secteur…, là encore, l’agilité intellectuelle humaine est clé.
Lors de nos développements et audits clients, il est donc essentiel de conserver un esprit critique et de garder en tête la réalité sous-jacente derrière ces données : en effet, les informations à auditer ne sont pas simplement des données virtuelles désincarnées, elles traduisent des opérations et évènements réels. Ce lien au réel est un élément essentiel de l’auditeur humain dans le cadre de son interprétation des données.
A cet égard, ce n’est pas tant l’outil qui risque de nous faire perdre en discernement, mais plutôt une approche mécanisée du type « liste à cocher ». L’outil - dont le Big Data - nous fait gagner du temps dans la réalisation des travaux, mais c’est bien la méthodologie et non l’outil qui peut donner l’illusion que le travail est fait et bien fait lorsque les procédures sont menées sans avoir besoin d’y investir de l’intelligence… Notre métier ne cesse d’évoluer, mais l'esprit critique, quant à lui, est appelé à perdurer. Il est essentiel de maintenir une démarche intellectuelle dans tout ce que nous entreprenons.
Vous évoquez une démarche intellectuelle. Comment celle-ci peut s'appuyer sur la donnée afin d’anticiper les besoins des clients ?
Et bien par exemple en conseil, nous aidons nos clients dans leurs prises de décisions opérationnelles. Notre mantra : détecter, prédire et recommander. La donnée nous permet de tirer des enseignements et d’en dégager des recommandations et, in fine, de mener des actions concrètes.
Ainsi, nous avons pu prédire les ventes à six semaines dans certains magasins, ce qui peut avoir des incidences sur la chaîne d’approvisionnement et le stockage. Il existe une quantité d’autres exemples, dans la réduction des temps d’appels en call centers, l’optimisation de la maintenance prédictive grâce à l’IA dont notamment la simulation numérique au secours des bancs d’essai, la prédiction des crues et décrues fluviales afin d’optimiser le transport fluvial (fret à mobilité douce), la détection des erreurs de double-paiements, des anomalies de notes de frais, en RH la prédiction du turn-over et de ses raisons, le tracking anticipé des RPS, etc.
Le développement des outils d’intelligence artificielle modifie les approches traditionnelles dans le conseil ?
Prenons l’exemple d’un couple secteur d’activité et balance générale - élément fondamental dans les jeux de comptes financiers -. Un système peut à partir de ce couple procéder à une pré-analyse et recommander un programme de travail avec des actions prêtes à l’emploi. C’est très puissant d’un point de vue métier et permet un gain de temps considérable : l’humain peut critiquer et ajuster au lieu de partir d’une feuille blanche. Par ailleurs, nous avons développé en interne une IA générative adaptée à nos besoins, qui peut charger des documents en langage naturel et les « interroger ». Nous pouvons y charger des contrats, URD, DPEF, documents propriétaires, normes, codes, lois, règlements : la limite est l’imagination !
Cet outil baptisé GAIA permet tout à la fois de constituer une base documentaire consultable en langage naturel (en y plaçant des lois, codes, normes, manuels internes comme le MAM etc.), un outil d’investigation pour des documents intéressant nos missions (contrats clients, PV d’AG, projet de rapport de gestion, projet de rapport extra-financier etc.), un outil de benchmark (questions posées à des documents similaires de plusieurs entreprises, par exemple des URD etc.).
Mais attention, l’IA Générative présente des risques d’hallucination (une réponse fausse ou trompeuse présentée comme un fait par l’IA), elle développe des réponses si proches de notre mode de communication qu’il est parfois possible d’en perdre notre regard critique pourtant nécessaire face à une machine qui prédit une réponse plutôt qu’elle la pense. Dans le cas de GAIA, notre application permet de consulter les extraits des textes originaux utilisés par l’IA, donc de procéder à une vérification. Mais plus généralement, l’acculturation et la formation à ces sujets sont clés.
Les métiers d’auditeur et de consultant ont fortement évolué ces dernières années. Avez-vous identifié un point de bascule ?
Il y a 28 ans, lorsque j’ai démarré mon métier, je n’avais pas d’ordinateur - seulement une calculatrice, un stylo et un papier. L’arrivée de l’ordinateur a été considérée comme un véritable game changer - au même titre que l’avènement d’Excel. Passer du crayon à un tableur numérique : c’était perçu à l’époque comme une véritable révolution. Aujourd’hui, nous vivons une autre ère d’évolution : nous avons déjà de grandes capacités informatiques, et l’IA vient nous bousculer dans nos usages. Mais nous nous adaptons très vite ; nos métiers n’ont jamais été statiques. Les changements et les évolutions seront croissants et vont s’accélérer dans les trois prochaines années. Nous n’en sommes qu’aux débuts. Et il y aura toujours des nouvelles technologies à inclure.
À l’aube de l’ère de l’IA, comment les auditeurs et les consultants peuvent-ils équilibrer le développement de compétences techniques et l’interaction humaine pour préserver l'essence de leurs métiers ?
Nos compétences vont continuer d’évoluer à mesure que l’IA gagnera du terrain - et à mesure que nous vivrons de nouvelles révolutions et basculements technologiques. À mon sens, dans notre métier et en dehors, il sera toujours autant nécessaire de développer des compétences techniques - pour continuer de jouir de notre libre arbitre. L’objectif : continuer de pouvoir challenger les machines. L’esprit critique sera d’ailleurs une composante inhérente à cette liberté.
En parallèle, évidemment, les soft-skills seront de plus en plus nécessaires. Car lorsque nous aurons réussi à gagner du temps sur un panel de process, que nous restera-t-il ? Notre capacité à tisser des relations sociales - à comprendre et à écouter. Et c’est bel et bien au contact client que nous apprenons quotidiennement. Nous sommes avant tout des “animaux sociaux”. La machine peut nous aider à faire du business mais elle ne fera jamais le métier à notre place. Car c’est l’individu qui porte une conviction. Tant que nous existerons, il faudra se parler entre nous.
Article initialement publié dans le média en ligne L'ADN le 17 février 2025.
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